Depuis une quarantaine d’années, deux visions politiques dominent largement le débat national sur la question maoraise. Deux écoles de pensées qui s’affrontent violemment et durement.
Celle « des départementalistes » partisans d’un éloignement de Mayotte du reste des îles Comores et de son ancrage dans la république française et celle initiée par la mouvance révolutionnaire et maoisante incarnée par l’ASEC, le Pasoco et le Front démocratique plus tard, prônant l’indépendance immédiate et l’intégrité territoriale..
Les présidents Ahmed Abdallah, sacré père de l’indépendance et Ali Soilihi, principaux artisans de la décolonisation ratée de l’archipel des Comores, n’ont jamais incarné le courant indépendantiste.
Ils ont opportunément pris le train en marche en édulcorant la vision révolutionnaire de l’ASEC et du Pasoco, frayant ainsi la voie au séparatisme qui fait débat aujourd’hui.
Ahmed Abdallah voulait une « indépendance dans l’amitié et la collaboration avec la France » et préconisait une évolution progressive vers la souveraineté nationale prévue par « les accords « d’Oudinot » paraphés le 15 juin 1973.
Face à l’intransigeance des parlementaires gaullistes, nostalgiques d’une Algérie française et l’efficace travail de lobbying des royalistes de l’Action française, l’ex sénateur du palais du Luxembourg finit par déclarer unilatéralement l’indépendance et d’exiger le départ de la France et des troupes françaises.
Deux des six points de la plateforme du Front patriotique Uni (FPU) très chère aux Mao que le Mongozi a repris partiellement après son coup d’état du 3 août 1975.
De cette bataille frontale entre ces deux visions politiques, feu Younoussa Bamana, Marcel Henri et Adrien Giraud ont remporté la première manche en atteignant leur objectif principal : la départementalisation de Mayotte le 31 mars 2011.
La consécration d’un demi siècle de combat et une victoire historique incontestable des maorais.
Les résultats du référendum du 29 mars 2009 attestaient et confirmaient la volonté des maorais à poursuivre encore leur chemin avec la France, dans un statut qu’ils croient figé et gravé dans le marbre.
Pour combien de temps et dans quelles conditions ce statut départemental durera t-il ? Quelles mutations provoquera t-il dans les fondements des valeurs morales, religieuses, sociétales et le modèle de développement économique et social de cette île ? Quelles seront les élites politiques et administratives de demain et quelles revendications porteront elles ? Nul ne le sait à ce jour et ne saura donner de réponses définitives à ces interrogations.
Du côté de Moroni, l’acceptation de l’ancrage définitif de Mayotte dans la république française, en devenant le 101ème département paraît inacceptable. Il signifierait une trahison nationale qu’aucun comorien ne pardonnerait.
Les comoriens s’accrochent légitimement à cette revendication. La seule qui vaille, dans un pays profondément traumatisé, meurtri et appauvri.
Pour oublier nos désillusions, nos rêves brisés d’une décolonisation chaotique, inaboutie et complètement ratée, car mal pensée, nous nous sommes trouvés un nouveau rêve : le combat pour l’unité nationale.
Le nationalisme et le patriotisme aux relents anticolonialiste et anti-impérialiste ressurgissent brutalement dans le débat qui agite le cercle fermé des intellectuels et des cadres du pays.
Les anathèmes et les invectives que l’on croyait surannés et révolus refont surface. Les bien pensants de notre société sont invités à choisir leur camp et à grossir celui de l’anticolonialisme.
L’ode des années révolutionnaires et anti-impérialistes renaît et retentit. Toute autre voix qui énonce et tente d’explorer d’autres voies alternatives à celles qui nous sont présentées jusqu’ici demeure inaudible.
Nos concitoyens qui veulent sortir des schémas formatés, des pensées sclérosées et du moule unique dans lequel nous sommes confinés depuis ces quarante dernières années sont ostracisés. C’est le cas de Youssouf Moussa à Mayotte.
Ils deviennent des félons et des traitres à la nation, vigoureusement dénoncés à longueur des colonnes des journaux et des blogs, qui font florès à Moroni et dans la diaspora comorienne.
Ce discours suspicieux et parfois haineux n’enchante pas les démunis. Cette majorité silencieuse qui aspire légitimement à des meilleures conditions économiques et sociales que les régimes qui se sont succédé depuis l’indépendance ne parviennent pas à satisfaire.
Le peuple n’est pas dupe et mesure les maigres résultats obtenus. Aucune avancée significative n’est enregistrée par la diplomatie comorienne trente six années après l’admission des Comores à l’ONU.
Les soutiens diplomatiques se limitent aux réaffirmations des déclarations de principes. Pis, nos responsables politiques s’accusent mutuellement d’avoir retiré depuis plusieurs années l’inscription de la question maoraise à l’ordre du jour de l’assemblée générale des nations unies.
Les laissés pour compte de la société inégalitaire et injuste que » les honorables faiseurs de rêve » ont enfanté, s’entassent dangereusement dans les embarcations de fortune et tentent quotidiennement de regagner « Mayotte l’eldorado », leur rêve inaccessible. Des centaines ont péri et gisent dans le bras de mer qui sépare Anjouan des côtes maoraises.
Qui parmi nous tous, qui avons le privilège de manger à notre faim, d’éduquer nos enfants, nous soigner et secourir les nôtres en cas de besoin, ne connaît pas une femme ou un homme, jeune ou moins jeune, qui rêve de Mayotte à défaut de franchir les frontières de l’espace Schengen ?
Le rêve de l’unité nationale inscrit sur les fonts baptismaux de l’Union des Comores, aussi magnifique qu’il soit, n’enthousiasme pas les désenchantés de l’indépendance, ces femmes et ces hommes dépourvus de tout système de soins et de protection sociale digne de ce nom qui aspirent au minimum vital.
Aussi populaire et patriotique qu’il soit, ce rêve n’offre pas de débouchés ni d’emplois à cette cohorte de jeunes sortis du système éducatif par centaines sans aucune perspective d’avenir.
Le beau rêve séduit seulement la fraction la plus éclairée et engagée de l’intelligentsia qui gravite autour du Comité Maoré et de la kyrielle d’associations qui font entendre avec justesse et passion leur anticolonialisme.
Il convient également aux politiciens surgis de nulle part, bien installés dans le système et qui ont érigé la corruption, la courtisanerie, l’assistanat, l’émigration des forces vives et la diplomatie de la mendicité en un système et mode de gestion des affaires de la nation.
Alors, faut il au nom de « l’union sacrée ou de la raison d’Etat » étouffer le débat, stériliser les pensées et enfermer tout le monde dans le moule de l’anticolonialisme primaire et du juridisme pointilleux, cette pensée unique qui nous a fait tort dans le passé ? Ou au contraire, laisser d’autres voix plus iconoclastes s’exprimer et s’affronter pour qu’enfin s’ébauche un véritable débat national autour de la question maoraise et de nos rapports avec nos compatriotes de l’île de Mayotte.
Dans le contexte politique et institutionnel actuel, la pluralité des opinions et la diversité des approches s’imposent pour faire progresser le dialogue et trouver les réponses appropriées aux questionnements soulevés par cette séparation douloureuse qui dure depuis trente six années.
Elles s’avèrent incontournables et salutaires pour que ce débat passionné et hautement politique ne soit capturé par les tendances extrémistes dominantes ici ou la bas.
C’est la voie que souhaite explorer PASSERELLE : un cercle d’échange, de discussion, de réflexion autour de la problématique du rapprochement nécessaire et indispensable des îles que je propose de créer ensemble.
PASSERELLE veut être un lieu d’expression démocratique, ouvert aux femmes et aux hommes de l’archipel des Comores qui souhaitent militer autrement et ardemment pour le dialogue, le développement économique, social et culturel et le bien être de nos populations.
PASSERELLE parie sur l’intelligence des femmes et des hommes à Mayotte et le reste de l’archipel qui oseront sortir des sentiers battus, prendre le risque politique et intellectuel de transgresser les tabous imposés, questionner et revisiter notre histoire commune et affirmer sans complaisance ni concession nos divergences et nos convergences.
Nous devons réapprendre à parler avec sincérité à nos frères maorais, cultiver et nourrir le dialogue, nous écouter, nous respecter et refuser de se considérer comme des irréductibles ennemis.
PASSERELLE n’est lié à aucun mouvement politique ni un groupuscule militant. Il se veut indépendant de tous les pouvoirs et des gouvernements.
C’est une boîte à idée, sorte de think tank , ouverte aux talents, aux compétences des femmes et des hommes issus d’horizons politiques et intellectuels différents, favorables au dialogue et à la compréhension mutuelle des frères de sang qui ne se parlent plus depuis trente six ans.
C’est le lieu où sans passion, ni haine, les intellectuels et les cadres des îles de l’archipel des Comores, peuvent commencer à penser les Comores de demain. Un pari audacieux pour nos îles et nos populations.
Bakari MOHAMED
Paris, le 15 mai 2011